06 février 2025
Le soleil se reflétait mollement dans la mer quand G arriva en vue du rivage. Du rocher où il se situait, on aurait dit que le trait de lumière solaire séparait l’étendue aquatique en deux régions. L’une à l’ouest se trouvait fermée par une crique que dominaient des falaises de calcaire coiffées de quelques pins rachitiques. L’autre vers l’ouest s’ouvrait sur une promesse d’horizon où se découpait le profil d’îles lointaines. Bien que le soleil brillât sans discontinuer depuis le matin, une brise marine apportait de la fraîcheur aux rares êtres vivants sur quelques centaines de mètres à la ronde. G contempla la plage qui s’étendait en contrebas de son poste d’observation. Après s’être assuré qu’aucun élément étranger à l’idée qu’il se faisait d’une plage n’était présent sur l’étendue de sable, il commença sa descente parmi la rase couche végétale qui couvrait la rocaille. Plusieurs fois il faillit trébucher mais son cerveau était maintenant aguerri à la marche sur tout type de sols et il ne se souciait guère de tomber. Il laissait à son système cérébral la gestion de son équilibre et mettait toute sa confiance dans des sens anciens enfouis dans des zones mystérieuses de son cerveau. Au cours de ses nombreuses années d’errance, il avait souvent songé à l’héritage que des centaines de générations de son espèce avaient façonné, contribuant à l’amélioration des capacités qui aujourd’hui lui permettaient de survivre sans trop de souffrance dans cet univers que ses ancêtres auraient sans aucun doute qualifié d’inhospitalier.
La mauvaise claudication qu’il avait contractée des années auparavant suite à une chute dans un pierrier alors qu’il finissait la traversée d’une chaîne de montagnes au nord du continent, n’était même plus un handicap. Il aurait fallu l’observer marcher, l’esprit aguerri à la recherche d’irrégularités, pour trouver dans sa démarche une légère syncope quand son poids se déportait de sa jambe gauche à sa jambe droite.
Pour l’heure, il s’approchait de la plage sableuse un demi-sourire sur les lèvres. Non pas qu’il fût heureux d’avoir atteint son objectif pour la journée : l’arrivée n’était pas triomphale car cette nouvelle étape marquait autant un aboutissement, la fin d’une terre, qu’une nouvelle frontière à franchir, la mer, par nature infranchissable. Mais il devait à chaque avancée, fût-elle minime, trouver un motif de satisfaction. Se raccrocher à des micro-réussites quotidiennes devait, selon lui, éviter qu’il ne traverse des périodes trop sombres où son esprit mis à mal refuserait à son corps le droit d’avancer.
Déjà ses pas s’allongeaient au fur et à mesure que le relief sous ses pieds s’aplatissait et que de longues bandes de sable prenaient place entre deux amoncellements de rochers. L’air se chargeait d’odeurs iodées et de fragrances de silice. Les rares nuages projetaient leur ombre sur le sable, faisant tourner le paysage autour de G à la manière d’un kaléidoscope géant.
La marée basse donnait à la plage des dimensions reposantes pour qui a marché pendant des semaines dans une steppe brûlée où le minéral écrase le végétal et façonne le décor à la manière des peintres impressionnistes d’autrefois. D’à peu près 500 mètres de longueur, elle était à cette heure d’une largeur d’environ 60 mètres, limitée au sud par d’infimes mouvements d’eau salée qui faisaient entendre un clapotis léger mais dominant tous les bruits alentours qui par ailleurs se résumaient aux bruits des semelles de G enfonçant le sable à la cadence de 70 pas à la minute. Arrivé à la limite où le continent cède la place au monde aquatique, G s’assit lentement dans le sable jambes croisées. Il prit quelques profondes inspirations, médita pendant une dizaine de secondes puis plongea sa main dans la poche intérieure de sa veste pour en sortir le carnet spiralé vert dans lequel il avait pris l’habitude d’écrire les moments importants de sa vie depuis que la possibilité d’une fin brutale s’était imposée à lui. A quel moment exactement l’habitude de décrire avec précision et de façon synthétique le déroulement de ses journées avait-elle commencé? Il ne saurait pas le dire, les dates étant totalement absentes du journal. Depuis trop longtemps un jour était un jour, marqué par le seul cycle de l’astre solaire dans le ciel, exempté à tout jamais de la tyrannie d’un calendrier qu’il soit occidental ou oriental. En lieu et place de la date, il avait choisi une numérotation complexe dont il connaissait parfaitement la séquence en ayant par ailleurs totalement oublié la logique qui la gouvernait. Seule certitude, la chronologie était respectée. Ainsi, muni d’un crayon à mine de carbone, il écrit, en rassemblant ses dernières forces :
jour de lumière / #7345. ai trouvé la limite sud. plage de sable. îles visibles au nombre de trois. sud dégagé. mangé quelques fruits à coque. bu peu. réserve de 4 jours.
Sur la page qui fait face à cette nouvelle entrée, il est écrit :
nouvelles embuées / #23. les décideurs n’ont plus que le pouvoir de nuire. le temps politique est devenu trop long par rapport à la réalité d’un peuple victime de son impatience, de son désir d’immédiateté, de sa réflexion écrasée par des fulgurances que plus personne ne maîtrise. la peur s’installe. les attentats annoncés auront lieu. je le pressens, je le devine sans trop savoir comment. un carnage se profile, il m’émeut par avance mais je ne peux pas vraiment en parler. autour de moi, on s’agite mais nulle réflexion ne pilote les mouvements désordonnés qui me submergent. je ne suis pas un prophète. on ne se souviendra pas de moi. de mes écrits non plus. je les emporterai avec moi quand le moment viendra. et il vient.
Le problème du passage se fait plus envahissant dans son esprit. Évaluer la distance jusqu’à ces îles se faisait facilement avec l’aide involontaire du promontoire sur lequel il se trouvait à peine deux heures et demi plutôt. Mais là, l’horizon écrasé par la lumière solaire de la fin du jour, l’espace tridimensionnel se réduit à une aquarelle dans laquelle on ne peut plus discerner ni proche ni lointain.
Le sable encore chaud de la plage le réconforte mais il ne sait plus. La marche ne l’a pas suffisamment épuisé.
Marcher n’est plus une seconde nature mais son unique but. Chaque jour prend sa justification dans le déplacement infinitésimal qui transporte son corps d’un point de la planète à un autre. S’il est à peu près certain de la direction à suivre, que seuls quelques rares obstacles naturels viennent distordre, il ne sait pas comment se diriger sur l’eau. Aucune embarcation ne viendra le chercher et il ne sait pas exactement comment procéder. Sa connaissance de la géographie conjuguée aux approximations des ses déplacements l’avaient amené à situer ce jour avec une précision d’à peine une semaine. Mais il n’avait pas envisagé de suite, toujours incroyablement surpris d’être encore en vie. Une vie qui s’accrochait à lui comme la crasse sur sa peau, la puanteur dans ses vêtements et la faim dans chaque recoin de son être.
Mourir n’était pas une option, tout juste une éventualité s’il avait fait de mauvaises rencontres. Mais le temps avait passé et les rencontres n’avaient jamais eu lieu. Dans son inconscient se développait l’idée de la solitude, sans manque, seulement à travers la mise en face à face avec lui-même, dans une surprenante abolition des dimensions, dans un écrasement de sa perception fine. Un soi-même dénué de sens mais que le mouvement perpétuel permettait sans doute de maintenir à flot.
Un maintien au-dessus de la ligne de flottaison qui prenait ce soir un sens physique concret. Comment traverser ? Comment avancer pour un but qui en l’espace de quelques heures semblait s’être éloigné de plusieurs mois, ou peut-être de plusieurs années ?
Mais pour le moment, la fraîcheur annoncée de la nuit le tirait de sa rêverie et le poussait à se lever pour ramasser quelques morceaux de bois flotté qui jonchait la plage à une centaine de mètres du rivage. Il en collecta suffisamment pour produire un empilement d’environ 50 centimètres de haut. Agenouillé, il glissa sous l’amas de bois un cube de graisse qu’il alluma à l’aide d’un des nombreux briquets qu’il collectait à chaque fois que le hasard lui faisait traverser un village fantôme. Cet apport de matériel d’une civilisation qui avait réussi à faire rentrer le feu dans des boites en plastique transparent l’emplissait d’une joie indéniable. Un trésor s’offrait à lui, une main invisible glissait sur son trajet des éléments de survie indispensables comme pour l’encourager, le récompenser de son ivresse de voyage, de son but lointain mais accessible. Il ne laisserait pas la froideur de la nuit l’abattre et transformer ses rêves en délire de mort. Il traverserait car depuis un temps qu’il avait cessé de compter, rien ne l’empêchait vraiment d’avancer, de traverser ce que d’autres avant lui avaient refusé de franchir. Les aveugles qu’ils avaient été !
Requinqué par ces souvenirs aqueux, il se replongea dans son cahier dont il ouvrit une page au hasard. Il lut pour se donner la force de s’évanouir dans le sommeil.
jour de gloire / #134. sommes-nous morts ? marchons-nous parmi les morts, les vivants ou même les chiens qui nous menacent ? je ne trouve pas la solution à cette énigme, pas plus que la sortie de cette foutue ville-monde. demain sera certainement plus simple. il le faut si nous voulons partir. comme les arbres, nous renforcerons notre structure par l’extérieur, mais de façon invisible, sous l’écorce. surtout sous l’écorce.
Une autre page.
histoire des voisins / #102. incroyable ! ils mutent, ou bien c’est ma capacité à voir qui décline. ils parlent comme des animaux, des hommes à tête de chien. je suis le chat du quartier. je me déplace sans bruit, limitant les vibrations de mes pas par une multitude de ressorts planqués sous ma peau. rester ainsi sans apparence concrète produit des céphalées que seuls les champignons pourront calmer. où les trouver ? je tombe. la douleur gagne toujours.
Il dort. Regardons-le un peu. Sans l’odeur, en évitant de juger l’état des loques qui l’entourent, sans qualifier hâtivement la peau cartonnée qui compose maintenant son visage et ses mains, il a encore de l’allure. L’allure de ceux qui n’abandonnent jamais, qui portent leur égo comme un flambeau, qui pensent que le pire n’est pas toujours une certitude, qui dorment roulés en boule près d’un feu, abandonnés de leur dieu mais confiants. De ceux qui ont compris que nous ne sommes pas un corps doté d’une âme mais une âme gratifiée d’un corps.
A côté de lui, le carnet spiralé vert ouvert à une page, probable résultat d’un processus aléatoire lié à un endormissement non contrôlé. On peut encore en lire quelques passages, malgré la petitesse de l’écriture et les frottements de la poussière et de l’humidité qui commencent à en effacer certaines zones, comme un cancer qui rongerait la mémoire de l’écrivain.
jour de révolte / #265. les griffes des révolutionnaires s’étaient atrophiées. ceux qui jusque-là avaient appelé chaque jour à la révolution ne montraient plus que tactique politique orchestrée par la routine et le conformisme. la compromission devenait totale. si leur vocabulaire faisait encore et toujours appel à la terminologie révolutionnaire, ils cachaient de plus en plus mal leur désir de confort. s’appuyant depuis des siècles sur le besoin des masses d’être guidées, ils comprenaient mal qu’on leur reproche leur propension de dirigeant à considérer leur mandat comme une charge à vie. si certains avaient accepté comme transfuges certains de mes amis les plus proches, c’était d’abord pour faire taire une rumeur qui commençait à ébranler les fondations de leur système oligarchique. personne n’était dupe et certainement pas moi. les réunions avaient toujours lieu mais maintenant dans le plus grand secret. nous souhaitions tellement trouver comment inverser l’ordre des choses. nous ne nous considérions pas plus révolutionnaires que nos aînés, seulement vivants avec cette envie de reprendre ce qui nous revenait de droit, ces 99% de la richesse mondiale captés par ces 1% de nantis qui en moins d’un siècle avaient reféodalisé le monde, avaient détruit des siècles de bataille pour un partage plus juste ou tout du moins une juste idée du partage. nous nous savions au bord d’un précipice mais sans connaître avec précision le nombre de pas qu’il nous restait à faire avant de sombrer. cette ignorance a condamné tous mes compagnons. elle m’a sauvée.
Draghi Williamson et Brand Ophil continuaient à marcher dans les immensités désolées des déserts dont la seule utilité semblait être d’isoler les cités les unes des autres par la plus impénétrable des défenses : le temps. Rien dans la géographie du monde dont ils avaient hérité ne permettait de franchir rapidement les cloisons de sable et de poussière qui se dressaient sans effort apparent sur le trajet des derniers passeurs. Le temps, pourtant persuadé de sa victoire prochaine, s’était allié aux deux meilleurs mercenaires qu’il ait pu trouver : le soleil d’une part pour son impitoyable régularité et une stabilité de dieu vivant et le vent dont les aléas climatiques se faisaient ressentir comme autant de traits de caractère. Combinés sur le front d’une guerre des nerfs contre les passeurs, ils n’avaient qu’à agiter faiblement l’un les grains ondulatoires, l’autre les grains de sable pour faire vociférer un peu plus leurs ennemis contre ces plaies antiques qui existaient depuis que les déserts existent. Les liens de Draghi Williamson et Brand Ophil s’étaient resserrés par une amitié et une connaissance de longue date.
Parfois, il fallait reconnaître que la dureté de leur condition craquelait le vernis social qui maintenait leur animalité à bonne distance de leur enveloppe externe, retranchée au plus profond de leurs organes, amas de chair à peine fonctionnels, dégénérés par des années de malnutrition, d’attaques virales et de radiations. Alors explosaient entre eux des conflits terriblement humains, faits de bassesses et de peurs ataviques. Cela ne durait jamais, leurs forces les abandonnaient trop vite pour qu’ils livrent bataille comme au temps des batailles, des vraies, de celles qui avaient une ampleur mondiale, universelle, qui secouaient les peuples autant que la planète que certains, au moment même de leur exécution, de leur dernier soupir, continuaient d’appeler leur berceau.
Les deux en avaient trop vues, des exécutions, pour prêter vraiment attention au délire philosophique des rescapés. Ils avaient de façon tacite dressé un mur entre eux, passeurs qui œuvraient pour leur seule survie et ces demi-hommes, englués dans leur culture bourgeoise, dont la raison, polluée par des lectures déviantes, avait définitivement lâché la barre de leur destin infiniment condamné.
Jamais ils ne souhaitaient en revoir. Jamais ils ne voulaient plus tirer dans le ventre des hommes. Jamais ils ne voulaient avoir à faire preuve de pédagogie en répétant le seul discours qu’ils avaient jamais ingurgité et compris, celui de la classe inférieure appelée à de plus grandes réussites, à une vie sans labeur et à un retournement des sociétés humaines à l’ouest comme à l’est. Sans frontière. Dans un monde dont ils avaient rêvé, alors qu’encore mômes ils entendaient siffler les bombes, sans reconnaître dans leur sifflement si c’était celles des leurs ou celles de leurs ennemis. Depuis, même le souvenir des sifflements des bombes libère dans leurs veines une dose d’adrénaline malgré les modifications génétiques dont ils ont heureusement fait l’objet avant que tout ne s’écroule normalement autour d’eux.
Le rôle des passeurs avait comme principal avantage la simplicité. Leur mission consistait, du moins dans leur mémoire, à passer d’une ville de l’ancien monde à l’autre pour transmettre des nouvelles de l’avancée des combats aux quartiers généraux de l’armée de libération ainsi que quelques machines qui, sans qu’ils en connaissent vraiment la signification, semblaient faire l’objet d’une extrême précaution dans leur manipulation de la part de ceux qui les leur confiaient comme de ceux qui les récupéraient.
Que plus personne n’occupa les bâtiments de l’armée, que plus aucun combat n’eut lieu dans aucune région du monde connu faute de combattants, n’avaient en rien ébranler leurs convictions et le zèle qui les avait fait embaucher à ces postes qu’ils se plaisaient à considérer comme clés dans une histoire proche. De nouvelles à transmettre, de colis à passer, ils n’en avaient plus depuis peut-être plusieurs dizaines d’années. Ou plus. La notion du temps avait fondu en même temps que leur réserve de nourriture comme pour mieux les protéger de l’angoisse qui ne manquerait pas de les étreindre s’ils venaient à regarder avec objectivité leur situation : à peine 500 grammes de gras lyophilisé chacun et deux jerricanes d’eau iodée d’une contenance très approximative de 5 litres. Et devant eux l’immensité de sable, le vent et comme seul repère le soleil qui maintenant déclinait, floutant son disque à la géométrie pourtant impeccable dans des nuages de poussière en suspension.
L’heure du repos arrivait et comme chaque soir, ils s’arrêteraient bientôt, chanteraient quelques chants hindous ou des mélopées du Moyen Age occidental pour s’endormir assis prêts à repartir aux premières lueurs, statues défiant l’horizon. Comme toujours, ils produiraient chacun leur propre chant, sans relation culturelle, ni de timbre, ni d’harmonie, selon leur inspiration du moment pour faire naître d’improbables mais réconfortantes polyrythmies.
C’est d’ailleurs au travers de ces improvisations hautement significatives qu’ils cultivaient leur humanité dans un terreau d’histoire sanguinaire et de stratégie militaire. C’est par elles qu’ils avaient atteint, au siècle précédent, une petite renommée qui certes ne mobilisait pas les foules trop habituée aux ritournelles générées par des algorithmes psycho-acoustiques contre la perfection desquels ils ne pouvaient bien évidemment pas lutter, mais qui grâce à leur déplacement permanent, avait compensé leur faible taux d’écoute par un élargissement de la zone géographique de diffusion de leur art.
Il leur arrivait, quand ils échangeaient quelques mots, pas plus d’une dizaine par semaine, de se remémorer ces temps et d’en gonfler l’importance, peu enclins à respecter une quelconque vérité historique qui, à part eux, ne concernait à vrai dire plus personne. De leur unicité était né leur manque d’humilité. Tout en en étant parfaitement conscients, ils considéraient cette petite vanité comme un élément non perturbateur de leur mission autour de laquelle chaque instant de leur vie était lié par un réseau secret tissé par les grands organisateurs de la fin d’une civilisation.
On ne se rendait pas compte, à la faible lueur filtrant par les fenêtres grillagées, du capharnaüm qui régnait à l’intérieur du bâtiment B du QG numéro 8. Un empilement sans logique d’appareils électroniques pour la plupart privés d’une partie importante de leur corps technologique et donc de leur valeur d’usage : terminaux sans écran, téléphones sans clavier, postes de radio sans haut-parleur. Tous semblaient avoir subi une ablation dont subsistait une cicatrice béante de laquelle sortaient des gerbes de fils électriques colorés. C’était une tentative d’éradication technologique, une fosse commune pour appareils numériques, un vomi d’une autre époque, un témoignage d’une ère déchue. Une attaque en règle contre l’espèce des machines.
Pourtant, quelque part au fond de la pièce, un ronronnement de ventilateur se faisait entendre comme si un survivant de la tragique attaque respirait encore faiblement en essayant de ne pas se faire repérer par quelques kamikazes fantômes qui rôderaient pour exterminer jusqu’à la dernière de leurs palpitations électroniques.
Sous un amas de livres, quelques leds clignotaient comme pour mieux narguer un visiteur humain qui viendrait constater un carnage et s’attendrait à n’y trouver aucun survivant. Des couvertures de livres, fatiguées d’être dans des positions improbables, loin de l’alignement qui leur avait été imposé au temps où l’information qu’elles renfermaient était la fierté des communautés d’hommes, au temps où des milliards d’yeux les avaient dévorées d’un appétit qui n’en finit jamais, ces milliers de couvertures affichaient pour le passant curieux une multitude de titres : les âmes éplorées, le bastion de l’empire, traité révolutionnaire d’un révolutionnaire maltraité, empathy for the devil, sake duo kit, amour libre et libre échange, l’anglois en 30 minutes de méditation, les orques se cachent pour mourir.
Des romans-fleuves, des essais, des recueils de poèmes, des livres d’histoire, des romans-photos, tout sens dessus dessous dans une hétérogénéité sans pudeur qu’aucun libraire n’aurait voulu avoir à affronter de sa vie, qu’aucun collectionneur n’aurait pris le temps de fouiller. Des milliers de livres avec comme écrin des nappes de câbles, des disques durs, des engrenages complexes arrachés à des machines sans nom dont le fonctionnement restera, jusqu’à la fin des temps, incompréhensible. Des taches d’encre dans des tas de composants. Le résultat d’une guerre, d’un combat. Un passé sans lendemain. Une mémoire de signes qui n’intéressera plus jamais personne.
Deux hommes se meuvent à proximité, totalement désintéressés par ces objets de papier. Sans précipitation. Ils connaissent cet endroit, ils l’ont visité durant toute leur deuxième vie. Celle qui consacre l’activité sans repos. Ils se souviennent vaguement de l’agitation qui régnait ici, le bruit des claviers, les odeurs de boissons chaudes, les vibrations des machines, la palpitation du monde que l’on observait avec la précision du scientifique qui veut comprendre des phénomènes cachés aux yeux des autres mais dont il suppute la présence à portée de main, de microscope ou encore de micro. Un haut lieu de l’analyse, terme préféré à celui d’espionnage, un lieu central d’une ville, en périphérie. Un lieu créé pour entendre la rumeur du monde digitalisée puis transportée dans de grands tuyaux dans et au-delà du continent. Un fleuve d’informations qui passaient ici-même dans un tamis d’une précision infinie, indécelable par l’ennemi. Maintenant, à l’exception de cette machine encore alimentée par une centrale de production probablement enterrée des kilomètres plus bas, tout est mort et silence. Le souvenir n’y a presque plus sa place.
Draghi Williamson et Brand Ophil étaient arrivés là après ce qu’ils estimaient une centaine de jours plus deux semaines. Bien qu’ils essayassent encore une fois de donner du sens à cette période de temps, son écoulement ne prenait aucune forme, ne représentait rien ou alors à peine peut-être un léger vieillissement de leurs fonctions vitales, ce qui ne les perturbait absolument pas. Ils venaient pour le terminal. Pour vérifier, selon une procédure tellement apprise qu’elle devait être figée au fond de leur bulbe rachidien, que rien n’avait bougé. Car si rien ne bouge, ils n’ont à en référer à personne, ce qui est rudement pratique car dans le cas contraire, ils n’auraient de toute façon personne à qui en référer. Mais cette option, comme bien d’autres aléas, n’avait pas vraiment effleuré leur conscience. Ils ne voulaient ni ne pouvaient s’imaginer avoir à dépendre d’une tierce personne. Leur vérification n’était qu’une des nombreuses obligations de service qu’ils honoraient afin de ne pas avoir la conscience encombrée d’un quelconque écart par rapport à la règle normative imposée.
« Là », dirent-ils en même temps. Ce qui, dans la diète communicative qu’ils respectaient, constituait un doublement inutile de l’information et donc une entame non nécessaire de leur quota de parole. Ils se regardèrent pour vérifier la cohérence de leur échange puis tournèrent les yeux vers l’élément hors norme qui les avait fait sortir de leur mutisme. Peu de chose en réalité. Des points de lumière verts et rouges sur un panneau en aluminium qui avait dû être resplendissant mais qui aujourd’hui était souillé par la poussière. Des leds qui clignotaient imperturbablement. Une information. De la plus haute importance. Une perturbation. Un écho du monde que nos deux passeurs n’avaient pas vu depuis des années. Une présence. Une vie prise dans le tamis.
G rêvait. D’une baignoire. D’une femme aussi. Mais pas dans la baignoire. A côté. Un peu hors cadre pour sa vision de rêveur. Un bras nu et une jambe. Nue aussi. Le visage était ailleurs. Mais G savait. Il savait qui était dans son rêve. Ce qu’il ne savait pas, c’est pourquoi elle était là. Une femme qu’il n’avait jamais rencontrée. Mais dont il connaissait les traits et qui, dans d’autres circonstances, aurait pu donner à son rêve un érotisme dont il était pour l’instant totalement dépourvu. En réalité, G avait peur. Une peur sourde, au contour mal défini, une peur enfantine, de celle qui empêchait les enfants de dormir à cause d’un craquement imputé à une monstruosité cachée à quelques pas, dans un placard, sous un lit. Un simple craquement qui tordait la raison, rendant inutile toute explication et impossible tout apaisement. Son craquement à lui c’était la baignoire. En plein centre du cadre. Une baignoire ancienne. Montée sur quatre pieds. Des pattes de chat. Ou d’un autre félin. Une baignoire qui se remplissait sans qu’aucun robinet ne l’alimente. Un niveau d’eau qui montait et le liquide qui dans quelques instants allait se déverser sur le sol et atteindre le pied de la femme. Peut-être allait-elle enfin réagir ? Et puis l’eau était étrange. Sale, trouble, un peu jaunâtre. L’eau vient lécher les orteils de la femme qui ne bouge pas. Pas de réaction. G veut crier, il ne peut pas. On ne crie pas dans les rêves. Tout le monde le sait.
Puis il crie, ses yeux s’ouvrent sur la voûte céleste au-dessus de lui, la marée montante a déjà détrempé ses chaussures et le bas de son pantalon. Il se lève en deux secondes. L’odeur salée, le froid saisissant à cette heure, les dernières fumées humides du feu le font vomir. Il se sent faible. Il observe les ténèbres. Il est seul. La femme n’est pas venue. Elle est prisonnière du rêve.
Pourtant il se sent observé. Cette plage sera-t-elle son tombeau ?
Il doit reprendre ses esprits. Il ne connaît qu’une solution. Il fouille dans les poches intérieures de sa veste et en sort un sachet en plastique transparent. Dedans, recroquevillés comme des limaces qui auraient brûlé au soleil, de curieux végétaux brun-vert semblent bouger. G observe le sachet, jugeant de la quantité, se livrant à de nombreux calculs comprenant en vrac son espérance de vie, la fréquence de ses crises d’angoisse, la saison, la proximité du but, la frontière maritime et son degré d’accoutumance. Pendant trente minutes, son cerveau galope entre données numériques, opérations arithmétiques, équations logiques, algorithmes de prise de décision et maintes autres structures et outils mentaux dont la maîtrise ne lui laisse aucun doute. Finalement, il plonge la main, saisit un des précieux extraits de champignons déshydratés et le porte à sa bouche. Sa salive l’attaque immédiatement, provoquant des mouvements oscillatoires de l’élément ingéré pour lutter comme l’organisme ingérant. Mais G sait que dans quelques instants, les substances hallucinogènes vont être relâchées par l’organisme vaincu et vont descendre vers les parois de ses intestins, franchir la barrière poreuse qui mène au sang et affluer dans l’ensemble de son corps avant de brouiller pour plusieurs jours les connexions entre les synapses de son cerveau, le laissant dans un état de demi-sommeil favorable à la méditation et renouant le contact avec cette femme-rêve dont la figure ornait tous les drapeaux quand le monde était encore monde et l’homme encore homme.
jour de bilan / #833. nous sommes arrivés à un point important de notre révolution. nous avons démontré l’absurdité des sciences économiques qui prétendent éclairer le monde. parmi ceux qui pensent encore, l’accumulation de tous les rentiers et oligarques du monde ne perdure que parce qu’elle est présentée comme nécessaire et naturelle à une population qui, en partie décérébrée par la permanente transfusion des informations erronées, ne prend plus la peine de penser en terme de justice sociale, de liberté individuelle ou d’égalité démocratique.
la perfection des systèmes informatiques et le développement fulgurant de l’intelligence artificielle ont escamoté la question de la finalité de la vie au profit des algorithmes qui commandent la conduite de milliards d’humains et de bêtes.
nous sommes devenus comme le marcheur qui n’atteint jamais l’horizon, nous courons après la richesse sans en être jamais rassasié, confondant satisfaction des besoins naturels et besoin de reconnaissance ou plutôt soif d’admiration. notre désir, à l’inverse de nos besoins, est illimité.
et si dans le célèbre tableau du peintre transoccidental Darwin Grace, le rayonnement du génie humain est représenté par une étoile, nous préférons entre nous parler de l’extinction de cette étoile comme d’un dés-astre.
c’est un paradoxe, mais il nous faut détruire tout désir pour obtenir un retour à l’humanité encore contenue en nous. pour cela, nous commençons à être suffisamment nombreux et suffisamment armés.